Auteur: Dr N’Tchatat Tounya Fabrice, ATER à l’Université Paris Nanterre
L’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA) est née en 1993[1], à une époque où l'Afrique subsaharienne était confrontée à une instabilité juridique chronique et à une faible attractivité pour les investisseurs étrangers. Les disparités législatives entre les États de la région freinaient non seulement l’intégration économique, mais augmentaient également les coûts et les risques pour les entreprises opérant dans plusieurs pays. Le droit des affaires, fragmenté et souvent inadapté aux réalités modernes, constituait un frein majeur au développement économique. Face à ces défis, l’OHADA a été créée par le Traité de Port-Louis, signé le 17 octobre 1993 révisé le 17 octobre 2008, avec pour ambition d’instaurer un cadre juridique harmonisé dans 17 États membres[2]. Cette organisation supranationale unique s’est fixée pour mission de sécuriser les transactions commerciales, de garantir la sécurité juridique et judiciaire, et de promouvoir une intégration économique régionale durable.
Trente ans après sa création, une évaluation des objectifs initiaux s’impose. Dans quelle mesure l’OHADA a-t-elle réussi à combler l’insécurité juridique, à attirer les investissements et à favoriser le développement économique ? Ce questionnement est d’autant plus pertinent que les économies africaines doivent désormais relever des défis contemporains majeurs, tels que la digitalisation, les exigences croissantes en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), et les transformations environnementales mondiales. Cette analyse vise donc à mesurer les progrès réalisés par le droit OHADA, tout en identifiant les défis persistants qui pourraient freiner son rôle de moteur du développement économique en Afrique subsaharienne.
I. Les avancées du droit OHADA : un pilier pour le développement économique
L’un des plus grands succès du droit OHADA réside dans son processus d’unification législative. La création d’Actes uniformes constitue la pierre angulaire du droit OHADA[3]. Ces textes, directement applicables dans tous les États membres sans nécessité de transposition, ont harmonisé des domaines tels que : le droit des sociétés commerciales, le droit des sûretés ou le droit commercial général. Ces normes ont permis de réduire les disparités entre les systèmes juridiques des pays membres, renforçant ainsi la confiance des investisseurs étrangers.
A. L’uniformisation juridique : un facteur d’attractivité
L’uniformisation juridique est l’un des piliers fondateurs de l’OHADA. Depuis 1997, les Actes uniformes définissent des règles communes directement applicables dans tous les États membres, supprimant ainsi les barrières légales qui freinaient la coopération transnationale. Ces Actes couvrent les onze domaines suivants[4]:
droit des sociétés commerciales et du groupement d’intérêt économique (AUDSCGIE du 17 avril 1997 révisé le 30 janvier 2014);
droit commercial général (AUDCG du 17 avril 1997 révisé le 15 décembre 2010)
sûretés (AUS du 17 avril 1997 révisé le 15 décembre 2010);
procédures simplifiées de recouvrement et des voies d'exécution (AUPSRVE du 10 avril 1998 révisé le 17 octobre 2023);
procédures collectives d'apurement du passif (AUPCAP du 10 avril 1998 révisé le 10 septembre 2015);
médiation (AUM du 23 novembre 2017);
arbitrage (AUA du 23 novembre 2017);
droit comptable et information financière (AUDCIF du 26 janvier 2017);
contrats de transport de marchandises par route (AUCTMR du 22 mars 2003)[5];
droit des sociétés coopératives (AUDSC du 15 décembre 2010) et
système comptable des entités à but non lucratif (AUSCE du 22 décembre 2022)[6].
Grâce à l’harmonisation des règles, plusieurs États membres ont amélioré leur classement dans des indices internationaux, tels que le rapport Doing Business 2020 de la Banque mondiale. Ce rapport souligne que plusieurs pays de l’espace OHADA, tels que le Togo et la Côte d’Ivoire, ont amélioré leur classement grâce à des réformes liées au droit OHADA, notamment en matière de protection des investisseurs et de création d’entreprises[7].
En outre, la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage (CCJA), basée à Abidjan, joue un rôle essentiel en garantissant une application uniforme des Actes uniformes. Ses décisions, directement exécutoires, renforcent la sécurité juridique et encouragent les investissements étrangers[8].
B. L’amélioration de l’environnement des affaires : un droit dynamique
Depuis sa création en 1993, l’OHADA ne cesse de moderniser l’environnement juridique des affaires dans ses 17 États membres pour continuer à améliorer le climat des affaires. C’est dans ce sens que l’OHADA travaille en permanence sur la mise à jour des Actes uniformes. Depuis 2010, figurent parmi ses réformes : le statut de l’entreprenant, l’harmonisation du Registre du Commerce et du Crédit Mobilier (RCCM), la consécration de l’écrit électronique, la création de la SAS, la dématérialisation des valeurs mobilières, le renforcement des procédures simplifiées et voies d’exécution.
1. Les réformes de l’AUDCG
a. Le statut de l’entreprenant : une réponse au secteur informel
Introduit par l'Acte Uniforme portant sur le Droit Commercial Général (AUDCG) révisé en 2010, le statut de l’entreprenant vise à intégrer les acteurs du secteur informel dans l’économie formelle. Selon l'article 30 de l’AUDCG, il s’adresse aux personnes physiques exerçant une activité commerciale à titre individuel. Ce statut s’acquière sur simple déclaration.
b. Harmonisation et informatisation du RCCM : transparence et simplification
L'AUDCG de 2010 a instauré l'interconnexion des registres pour faciliter l’accès aux informations commerciales et accroître la transparence. Les articles 79 à 81 de cet Acte prévoient une base de données centralisée, accessible à tous les États membres. Cette réforme améliore la sécurité des transactions commerciales en permettant aux entreprises et investisseurs de vérifier les informations relatives aux sociétés enregistrées[9].
c. La consécration de l’écrit électronique : une avancée pour la modernisation
L’article 82 de l’AUDCG reconnaît l’équivalence fonctionnelle entre l’écrit électronique et l’écrit papier, une innovation majeure alignée sur les standards internationaux. Cette réforme a simplifié les procédures administratives et commerciales en permettant la dématérialisation des documents.
2. Les réformes de l’AUDSCGIE
a. La création de la SAS
L’AUDSCGIE de 2014 en ses articles 853-1 et s., a introduit la Société par Actions Simplifiée (SAS), permettant une flexibilité accrue pour les investisseurs et entrepreneurs. Cette réforme bénéficie particulièrement aux petites et moyennes entreprises (PME), qui peuvent ainsi mieux structurer leurs activités. En effet, la Société par Actions Simplifiée (SAS) offre plus de flexibilité aux entrepreneurs et investisseurs.
b. Dématérialisation des valeurs mobilières : modernisation du marché des titres
La dématérialisation des valeurs mobilières est consacrée par l’article 744-1 de l’AUDSCGIE de 2014. Cet article prévoit que les titres émis par les sociétés par actions (SA et SAS) doivent être entièrement électroniques, supprimant ainsi les risques associés aux titres physiques. Cette réforme vise à renforcer la sécurité et la circulation des titres pour dynamiser in fine les marchés financiers de l’espace OHADA[10].
3. Les réformes de l’AUPSRVE
a. Procédures simplifiées renforcées
Le nouvel Acte conserve des mécanismes tels que l’injonction de payer pour les créances non contestées, mais améliore leur efficacité. Par exemple, il réduit les délais de traitement des demandes et simplifie les étapes procédurales, ce qui profite particulièrement aux petites et moyennes entreprises (PME).
b. Modernisation par la numérisation
Une des principales innovations de cet Acte réside dans la dématérialisation accrue des procédures (équivalence des formes papier et électronique des actes - signification par voie électronique)[11]. Les créanciers pourront désormais déposer leurs demandes et pièces justificatives via des plateformes électroniques sécurisées, réduisant ainsi les délais et les coûts associés au contentieux commercial[12]. Cette avancée répond aux exigences des économies modernes.
c. Renforcement des voies d’exécution
Le nouvel Acte introduit des garanties supplémentaires pour les créanciers, notamment par une meilleure protection juridique lors de la saisie des biens des débiteurs (saisie de titres négociables[13], saisie de fonds de commerce[14], saisie de bétail[15]). Les procédures de saisie conservatoire sont désormais plus accessibles, et les recours abusifs sont mieux encadrés pour éviter les abus de droit.
Si ces réformes ont apporté des avancées notables, elles sont également confrontées à des limites structurelles et économiques.
II. Limites du droit OHADA et perspectives de renforcement de son impact
A. Disparités dans l’application des normes et intégration insuffisante du secteur informel
Malgré les avancées de l’OHADA, des disparités demeurent dans l’application des normes en raison, notamment, des limites des infrastructures judiciaires. Par exemple, le rapport de la Banque africaine de développement (BAD) de 2021 montre que certains pays peinent à appliquer les décisions de la CCJA faute d’infrastructures judiciaires adéquates.
Le secteur informel, qui représente une part importante des économies africaines (jusqu’à 80 % dans certains États), reste largement exclu du cadre juridique de l’OHADA. Les micro-entreprises et les acteurs informels jugent les normes trop complexes ou inadaptées à leurs réalités économiques. Les petites et moyennes entreprises (PME), qui constituent le tissu économique principal, rencontrent des difficultés à adopter certains dispositifs du droit OHADA. Par exemple, l’obligation de tenir une comptabilité conforme à l’Acte uniforme comptable est souvent jugée inadaptée aux ressources limitées des PME.
On relève par conséquent plusieurs limites factuelles :
La faible adoption du statut de l’entreprenant : De nombreux acteurs du secteur informel ne s'enregistrent pas, en partie par manque de sensibilisation ou par crainte d'une fiscalité accrue. En outre, les entreprenants manquent souvent de soutien technique ou financier après leur enregistrement, ce qui limite la pérennité de leurs activités.
L’accès inégal au RCCM : Certains États membres n’ont pas encore interconnecté leurs registres, limitant ainsi l’efficacité de la réforme. En plus, les registres nationaux sont parfois mal tenus, ce qui peut entraîner des erreurs ou des informations obsolètes.
L’adoption limitée de l’écrit électronique : L’utilisation de l’écrit électronique reste marginale dans certains États membres, en raison d’infrastructures numériques insuffisantes. Il se pose également des problèmes de fiabilité et de sécurité car les entreprises hésitent encore à adopter pleinement l’écrit électronique par crainte de risques liés à la cybersécurité.
Les disparités dans les infrastructures numériques : Tous les États membres ne disposent pas encore de plateformes électroniques adaptées ni de textes d’application en ce qui concerne les processus de dématérialisation aussi bien des valeurs mobilières que des procédures ; ce qui ralentit l’implémentation de la dématérialisation dans les Etats membres.
Le manque de formation : Les entreprises manquent souvent de formation sur la gestion des titres dématérialisés, ce qui freine leur adoption.
Les délais de transition : Les juridictions locales pourraient mettre du temps à intégrer ces nouvelles dispositions dans leurs pratiques.
B. Digitalisation et intégration de nouvelles thématiques : leviers de modernisation
Afin de demeurer pertinent et efficace, l’OHADA doit évoluer pour répondre aux transformations économiques mondiales. À l’ère du numérique, la digitalisation constitue une opportunité clé pour moderniser l’application des normes juridiques. Des initiatives comme la création en ligne d’entreprises, déjà mises en œuvre dans certains États membres, pourraient être généralisées à l’ensemble de la région. De plus, la mise en place de plateformes numériques pour le dépôt et la gestion des états financiers renforcerait la transparence, réduirait les coûts administratifs, et faciliterait l'accès des entreprises aux marchés financiers.
Deux axes stratégiques mériteraient une attention particulière :
l La régulation des fintechs et des cryptomonnaies, afin d’encadrer les innovations technologiques tout en favorisant leur développement sécurisé.
l L'intégration d’un cadre juridique pour la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), qui répondrait aux exigences croissantes en matière de durabilité et de gouvernance dans le commerce mondial. L’élaboration d’un Acte Uniforme sur la RSE permettrait notamment de renforcer l’attractivité des entreprises africaines dans les chaînes de valeur internationales, où la conformité aux critères environnementaux et sociaux est devenue un impératif.
Par ailleurs, l’OHADA pourrait jouer un rôle moteur dans l’harmonisation des normes à l’échelle continentale, en collaborant plus étroitement avec des organisations régionales comme la CEDEAO ou la CEMAC. Une telle coordination favoriserait l’intégration économique africaine en simplifiant les échanges transfrontaliers et en stimulant les réformes convergentes. À cet égard, l’expérience de blocs économiques comme l’Union Européenne, où la standardisation des règles a significativement renforcé la coopération économique, pourrait servir d’inspiration.
En combinant digitalisation, régulation des innovations technologiques, et alignement avec les standards internationaux, l’OHADA peut consolider sa position comme pilier de la sécurité juridique et de la croissance économique en Afrique.
Conclusion
Trente ans après sa naissance, le droit OHADA demeure un outil indispensable pour sécuriser l’environnement économique en Afrique subsaharienne. Si ses succès en matière d’harmonisation et d’attractivité sont notables, il reste encore des défis structurels et contextuels à relever. L’avenir du droit OHADA passe par une adaptation aux réalités économiques modernes, notamment par la digitalisation et l’intégration des nouvelles thématiques telles que la RSE et les fintechs. Avec une stratégie proactive, l’OHADA pourrait non seulement consolider ses acquis, mais aussi devenir un modèle pour d’autres régions du monde en quête d’harmonisation juridique.
[1] www.ohada.org
[2] Bénin; Burkina Faso; Cameroun; Centrafrique (République centrafricaine); Comores; Congo; Côte d’Ivoire; Gabon; Guinée; Guinée-Bissau; Guinée équatoriale; Mali; Niger; République Démocratique du Congo; Sénégal; Tchad; Togo.
[3] Article 5 du Traité OHADA.
[4] Article 2 du Traité OHADA.
[7] Rapport doing business 2020, p. 8 - 9 ; 51.
[8] Article 14 alinéa 1 du Traité OHADA.
[9] N’Tchatat Tounya F. L., Le cyberdroit dans l’espace OHADA, EUE, 2021.
[10] N’Tchatat Tounya F. L., « La dématérialisation des valeurs mobilières dans l’espace OHADA : regard juridique et prospective », in Actes de la 3e conférence inernationale sur la francophonie économique : vers une économie résiliente, verte et inclusive, 2022, p.1.
[11] Articles 1 - 8 de l’AUPSRVE.
[12] Séjean-Chazal C., « Voies d’exécution (le point sur ...) la réforme du droit OHADA du recouvrement », Lexbase Afrique-OHADA, n° 72, 2024.
[13] Article 236 et s. de l’AUPSRVE.
[14] Article 245-1 et s. de l’AUPSRVE.
Références
1. Traité relatif à l'harmonisation en Afrique du droit des affaires, 1993.
2. Actes uniformes OHADA.
3. Banque Africaine de Développement, Rapport annuel 2021, 2022.
4. Banque mondiale, Doing Business Report, 2020.
5. Kalieu Elongo Y. R., « Quelques innovations de l’acte uniforme OHADA révisé portant organisation procédures simplifiées de recouvrement des créances et des voies d’exécution », 2024, www.kalieu-elongo.com.
6. N’Tchatat Tounya F. L., Le cyberdroit dans l’espace OHADA, EUE, 2021.
7. N’Tchatat Tounya F. L., « La dématérialisation des valeurs mobilières dans l’espace OHADA : regard juridique et prospective », in Actes de la 3e conférence inernationale sur la francophonie économique : vers une économie résiliente, verte et inclusive, 2022.
8. Séjean-Chazal C., « Voies d’exécution (le point sur ...) la réforme du droit OHADA du recouvrement », Lexbase Afrique-OHADA, n° 72, 2024.