Auteur: Adam BEN RHOUMA, Enseignant-chercheur doctorant à la Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Sousse
Le législateur tunisien, pour avoir consacré au droit de propriété un titre deuxième du livre premier du Code des droits réels [1] (« C.D.R. » ou le « Code ») relatif aux « droits réels en général », a opté pour considérer le droit de propriété comme un droit réel. Il suit de là que ce choix est de grande conséquence puisque l'évolution de la pensée juridique a conduit, depuis une époque révolue, à exclure les personnes juridiques de l'objet même du droit de propriété. Ainsi, le droit de propriété est désormais circonscrit aux biens et non aux personnes.
Notons à ce titre qu’il existe différentes formes de démembrements de propriété.
Nous pouvons citer notamment le démembrement par nue-propriété/usufruit, servitudes, droit d'habitation.
Au cours de cette étude, nous nous intéresserons au démembrement de propriété entre le nu-propriétaire et l'usufruitier.
En effet, ce type de démembrement pose davantage de difficultés face à la notion de bénéficiaire effectif en comparaison d’autres droits qui sont principalement liés aux droits réels immobiliers.
Le titulaire du droit de propriété (le propriétaire) peut choisir de démembrer provisoirement son droit (en devenant nu-propriétaire) afin de permettre à une autre personne (l’usufruitier) de percevoir les fruits de l'exercice des prérogatives exclusives de l'article 17 du C.D.R. (à savoir le droit exclusif d’user de son bien et d’en jouir), tout en conservant entre ses mains le droit de disposer du bien, composé du droit de l'aliéner et du droit de le détruire. Ce dernier droit doit en toute logique être suspendu jusqu’au remembrement de propriété afin de ne pas entraver la personne juridique bénéficiaire du démembrement dans l'usage, la jouissance et la disposition de son droit.
La localisation de l'usufruit dans le Code des droits réels peut entraîner une mauvaise compréhension de l’usufruit.
En effet, celui-ci figure à l'article 12 du Code comme un droit réel immobilier, au rang des droits réels immobiliers limitativement listés.
L'usufruit est également répertorié dans le titre troisième du livre premier. Ce dernier traite des « droits réels en général ». En vertu de l'article 12, le droit d'usufruit peut être considéré comme un droit réel strictement immobilier. Ainsi, ce droit ne peut être de nature mobilière. Toutefois, le titre troisième permet de constater que le droit d'usufruit est un droit réel sans en préciser la nature, ce qui permet de constater que ce droit peut être mobilier ou immobilier.
Le Code qualifie d’usufruit le fait que les droits d'usage et de jouissance du bien sont octroyés à l’ usufruitier à charge de conserver la substance en vertu de l'article 142 du C.D.R. Mêmement, rien ne fait obstacle à ce que le nu-propriétaire matérialise un quasi-usufruit[2] lorsque l'exercice de ce droit conduit à la consommation totale ou partielle du bien ce qui place le quasi-usufruitier a priori [3] dans l'obligation de le restituer en quantité et qualité ou par estimation à la fin de son quasi-usufruit en application de l'article 148 du C.D.R.
Le Code des droits réels est présent sur tous les fronts du droit de propriété ; il précise non-seulement le régime juridique applicable à ce droit, mais il le précise également en ce qui concerne la nue-propriété, l'usufruit et le quasi-usufruit en cas de démembrement de propriété, et ce, afin de permettre aux personnes juridiques une gamme variée de techniques pour exploiter leurs biens.
Cependant, le Code n'a pas beaucoup évolué depuis sa promulgation et les lois visant à faire recours aux notions de propriété et de bien dans leurs dispositions se multiplient.
Dans cette étude, nous nous concentrerons sur les textes les plus emblématiques avec lesquels le législateur tunisien tente de se référer aux dernières techniques juridiques cibles de tout démembrement de propriété. En particulier, par la loi n° 2018-52 du 29 octobre 2018 relative au Registre national des entreprises (R.N.E.) nous entendons analyser la notion de « bénéficiaire effectif » dans ses rapports avec la propriété démembrée, et ce, afin de révéler les contraintes que posent la compression des effets du démembrement dans le concept de bénéficiaire effectif.
La terminologie du bénéficiaire effectif est empruntée à l’anglais ; « ultimate beneficial owner » (U.B.O.) ; laquelle désigne « derrière l’éventuelle habileté d’un montage financier celui qui, à la fin des fins (« ultimate »), retire le profit d’une activité économique, en étant donc le véritable bénéficiaire (« beneficial owner ») »[4].
Ainsi, l'obligation de déclarer les bénéficiaires effectifs s'inscrit dans une politique internationale de transparence et de lutte contre le blanchiment d'argent, le financement du terrorisme, l'évasion fiscale, les abus financiers et plus largement toute forme de corruption.
La définition proposée par les Professeurs COURET et DONDERO semble fusionner deux concepts en un seul, ce qui soulève des questions sur la véritable teneur de la relation entre le concept de « bénéficiaire effectif » et celui de « bénéficiaire ultime » définis séparément. D'ailleurs, contrairement à cette définition, le Professeur DANON trouve que le « concept de « bénéficiaire effectif » ne doit pas être confondu avec celui du bénéficiaire ultime (« ultimate beneficial owner ») »[5].
Or, sur la base de cette nuance, l'usufruitier est-il considéré comme un bénéficiaire effectif ou comme un bénéficiaire ultime ?
Une réponse tranchante par l'affirmative ou par la négative est difficile à apporter. En effet, si nous revenons à la notion même de bénéficiaire effectif, nous voyons que ce que nous recherchons, c'est la personne physique qui profite de la propriété d'une personne morale. Il s'agit d'un bénéfice tiré du fait qu’un bien appartienne à quelqu'un d'autre.
Selon ce point de vue, l'usufruitier peut être considéré comme le bénéficiaire effectif.
En revanche, suivant un raisonnement qui distingue le pouvoir de contrôle du bien (qu’évidemment n'est pas soumis au commandement du bénéficiaire ultime), l'usufruitier devrait donc être considéré uniquement comme le bénéficiaire ultime puisqu'il ne commande pas la manière dont le titre de propriété est disposé dans son ensemble mais seulement la manière dont il dispose de son usufruit, c'est-à-dire la manière de procéder à son exploitation. Toutefois ne pouvons-nous pas avancer la même chose quant au nu-propriétaire qui ne peut pas prendre les décisions relatives à l’exercice de l’usufruit ?
La clé de voûte réside donc dans la précision des profils du bénéficiaire effectif. Intrinsèquement, ce dernier est une personne physique qui fonde son action déclarée sur l’exercice de montages financiers jouant sur le principe de séparation des patrimoines et sur celui de séparation des personnalités juridiques.
En effet, il s’agit dans ce cas d’une personne physique qui utilise une fiction juridique, une entité légale, une personne morale ou une construction juridique afin de profiter d'un avantage sans être reconnu par les autorités administratives.
Or, la personne qui recherche l'anonymat et le bénéfice peut les combiner pour différentes raisons dont notamment l'évasion fiscale ou le blanchiment d’argent contre lesquelles le législateur tente de lutter. C’est pour cela qu’il est très important de pouvoir identifier en simultané le bénéfice et la personne qui en profite, autrement dit le « récipiendaire d’un dividende »[6].
Cela posé, nous assistons, toujours dans le sillage de la notion de bénéficiaire effectif, à un rapprochement entre le droit financier et le droit pénal.
Il est en effet facile de tâcher de déterminer qui est à l'origine de la création de la richesse et qui en bénéficie. Cependant, lorsque le législateur soutient que ces deux éléments bien distincts sont entre les mains d’une même personne, cela peut entraîner des difficultés. En effet, les critères utilisés par le législateur tunisien, au sens de l’article 2 de la loi relative au R.N.E., pour cibler un ou plusieurs bénéficiaires effectifs, sont en nombre de deux :
1) Le pouvoir de contrôle exercé par une personne physique sur l'entité légale, la personne morale ou la construction juridique.
2) La possibilité pour une personne physique de retirer les fruits d’une activité financière.
Et la situation devient plus épineuse lorsque, pour les mêmes droits, la personne qui prend les décisions au nom d’une certaine entité n'est pas la même que celle qui bénéficie des décisions. Il ne s'agit alors plus de séparer l’entreprise personnifiée du bénéficiaire effectif, mais de séparer, dans la notion même de bénéficiaire effectif, le bénéficiaire du décideur.
Ainsi, la propriété démembrée agit sur la qualité du bénéficiaire effectif, ce qui fait l’intérêt même de la présente étude.
En vue de bien comprendre la problématique de l'identification du bénéficiaire effectif en cas de démembrement de propriété, il est nécessaire de remonter à sa définition dans le droit positif tunisien.
D’emblée, sa définition a fait l'objet de nombreuses précisions.
En effet, au sens de l’article 2 de la loi relative au R.N.E., le bénéficiaire effectif est défini comme « toute personne physique qui, en dernier lieu possède ou exerce un contrôle effectif ou une domination directe ou indirecte sur une personne morale ou une construction juridique ou sur les organes d'administration ou de gestion ou de direction, ainsi que toute personne physique, au profit et pour le compte de laquelle sont effectuées les opérations par le biais d'une personne physique ou morale ou une construction juridique. C'est également, toute personne physique ayant la qualité d'associé, d'actionnaire ou de membre d'une personne morale ou d'une construction juridique dont la valeur de sa participation au capital ou le droit de vote lui permettent d'exercer une domination effective sur cette personne ».
Dans le même sens, l’article 2 du Règlement du Conseil du Marché Financier (C.M.F.) relatif aux mesures pratiques pour la répression du blanchiment d’argent, la lutte contre le financement du terrorisme et la prolifération des armes tel que visé par l’arrêté de la Ministre des finances en date du 19 janvier 2017 et modifié par l’arrêté du Ministre des finances en date du 06 mars 2018 décide que le bénéficiaire effectif est la « personne physique qui, en dernier lieu, possède ou contrôle effectivement le client ou pour le compte de laquelle une transaction ou une opération est effectuée, et ce, même en l’absence d’un mandat écrit entre le client et le bénéficiaire effectif ».
Comme le montrent ces textes, deux critères distincts servent à identifier le bénéficiaire effectif : 1°) le critère du pouvoir de contrôle effectif, c'est-à-dire la compétence pour prendre des décisions au nom de l’entreprise personnifiée, et 2°) le critère de la participation active aux bénéfices de l'activité.
Ainsi, il semble qu'en cas de démembrement de propriété, tant le nu-propriétaire que l'usufruitier peuvent être considérés comme des bénéficiaires effectifs.
Toujours est-il que la décision de la Commission Tunisienne des Analyses Financières (C.T.A.F.) n° 2017-03 du 2 mars 2017 relative aux bénéficiaires effectifs a mis en évidence une distinction déterminante.
L’article 4 de la décision décide que le « bénéficiaire effectif est une personne physique. Il n’est pas nécessairement le bénéficiaire déclaré de l’opération ou la transaction. Il importe de distinguer clairement ces deux notions ».
Dans le même sens, l’article 2 du Règlement N° 2 du 28 août 2019 relatif aux mesures de vigilance requises en matière de Lutte contre le Financement de Terrorisme (FT) et de la prolifération des armes et la répression du Blanchiment d’Argent (BA) dans le secteur des assurances, décide que le bénéficiaire effectif est la « personne physique, qui n’est pas nécessairement le bénéficiaire désigné dans le contrat ».
Ainsi, il semble étrange que le bénéficiaire effectif et le bénéficiaire ultime soient confondus dans les articles 2 de la loi relative au R.N.E. et 2 du Règlement du C.M.F.
Nous pouvons exprimer toute la complexité de cette confusion par un exemple.
Prenons une société à responsabilité limitée (S.A.R.L) avec comme associé majoritaire une personne physique détenant 98% des droits de vote.
Pour les 2% restants, imaginons qu'il y ait un démembrement de propriété entre deux personnes physiques : l’usufruitier et le nu-propriétaire.
Nous devrions considérer le contrôlaire, l'usufruitier de 2% et le nu-propriétaire du même pourcentage (en sa qualité d'associé) comme des bénéficiaires effectifs, sous réserve d’une domination effective ou de la participation effective aux bénéfices, par application des articles 2 de la loi relative au R.N.E. et 2 du Règlement du C.M.F.
Toutefois, l’ensemble de ces protagonistes ont-ils tous le même impact sur la société ?
La réponse est évidemment non du fait que cela dépendra des droits qui sont attachés aux parts sociales. Et, si ces derniers interviennent avec des poids largement déséquilibrés, il faudrait considérer que le fait de les désigner comme bénéficiaires effectifs les soumettra éventuellement à certaines charges qui ne correspondent éventuellement pas à leur statut.
Quant à l’appréciation et aux critères de détermination du pouvoir de contrôle par le juge, faut-il retenir un critère classique du droit de vote ou un critère d'appréciation casuistique, qui prendrait en considération tout acte ou fait susceptible de réorienter la décision dans la société, comme une contrainte déterminante (telle qu’une pression psychologique) ou un état de dépendance économique ?
Or, nous savons maintenant que le bénéficiaire effectif ne doit pas être un amas dispendieux de personnes. C'est comme déterminer qui contrôle la société, en déterminer trop ne fera que vider l'idée de contrôle de son essence. Après tout, le contrôle fédère non-seulement le sens de la décision mais aussi le caractère unitaire de cette décision.
Pour finir, l’essentiel est qu'entre le nu-propriétaire et l'usufruitier, il ne devrait y avoir qu'un seul bénéficiaire effectif, celui qui oriente la décision. Et tout dépendra de l’objet de cette dernière.
[1] Loi n° 65-5 du 12 février 1965 (11 chaoual 1384), portant promulgation du code des droits réels. [2] En revanche, dans certains textes (notamment les articles 148 et 149 du C.D.R.), le législateur utilise à tort le terme « usufruit » pour désigner le « quasi-usufruit ». [3] voy. Contra a. 149 du C.D.R. [4] COURET Alain et DONDERO Bruno, Le bénéficiaire effectif, À jour du décret du 18 avril 2018, 1re éd., éd. Joly LEXTENSO, coll. Pratiques des affaires, 2018, p. 7, n° 1. [5] DANON Robert, « Clarification de la notion de bénéficiaire effectif – Remarques sur le projet de modification du commentaire OCDE d’avril 2011 », Steuer Revue fiscale, N° 7-8/2011, p. 587. Accessible depuis : https://www.oecd.org/fr/ctp/conventions/48445795.pdf (consulté le 12/02/2013). [6] Cité dans le commentaire de l’article 10, paragraphe 2 (amendé le 21 novembre 2017) du Modèle de Convention fiscale concernant le revenu et la fortune (Version complète, tel qu’elle se lisait le 21 novembre 2017) Volumes I et II, OCDE, Comité des affaires fiscales, 2019 (en ligne). En effet, dans ce commentaire, il est constaté que les sociétés de personnes n'ont pas besoin de faire une telle déclaration car nous pouvons facilement identifier les personnes qui s'engagent dans lesdites sociétés contrairement aux actionnaires des sociétés par actions cotées. Une telle interprétation conduit à se demander pourquoi le législateur tunisien oblige toute entreprise personnifiée à procéder à cette obligation contraignante quand bien même son exercice est entrepris dans le cadre de sociétés de personnes ? Cette même question se pose quant aux sociétés anonymes. En fait, l'anonymat des sociétés anonymes est aujourd’hui sans effet puisque l'article 314 du Code des sociétés commerciales exige que l'émission des valeurs mobilières ne puisse se faire au porteur. Ces titres financiers doivent être nominatifs.
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