Note sous C. Suprême, C. Civ. et Com., 06 avril 2011 Société d’Équipement et de Représentation Automobile (SERA) c/ DHL Sénégal SARL
Auteur: Fodé David FAYE, Doctorant en droit privé / EDESH, Université Assane SECK de Ziguinchorn, Sénégal
1. Selon la Cour Suprême du Sénégal, « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable constitue la perte de chance réparable [1]».
Dans l’affaire SERA contre DHL Sénégal SARL, la Cour suprême rend une décision très instructive quant à la question de la perte de chance comme préjudice réparable[2].
2. Au regard des faits ayant conduit à la saisine des juges, une société de logistique qui fournit un service de livraison s'est vue confier par un client la livraison d'un colis au plus tard le 10 janvier 2010, n'y procéda que le 13 janvier 2010, au-delà du délai prévu. Ainsi, le client décide de porter l'affaire en justice.
Estimant être victime d'un préjudice, il demande que la société de logistique soit condamnée au versement de dommages et intérêts pour la perte de chance qu'elle lui a fait subir.
En instance d'appel, le juge infirme la décision rendue en première instance, se fondant sur l'insuffisance d'une perte de chance comme préjudice réparable en ce que « …la [victime] n'a ni allégué, ni rapporté la preuve qu’elle était sûre de gagner le marché si les offres étaient arrivées à temps… ». Et au juge d'en conclure que la "perte de chance assimilable à un préjudice hypothétique ne saurait suffire pour engager la responsabilité de la société de logistique".
Insatisfaite par une telle décision, la victime, en l'occurrence le client de la société de logistique, saisit ainsi le juge de cassation.
3. Sous ce rapport, il était question pour le juge de la Haute Cour de répondre à la question de savoir : un retard accusé dans le service de livraison d'un colis, empêchant le client d'acter son offre en vue de gagner un marché, est-il constitutif d'une perte de chance réparable ?
À cette question, la Cour prit position en faveur du requérant au motif que la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable constituant une perte de chance réparable, le retard accusé par la DHL constitue pour SERA une perte de chance réelle et sérieuse réparable.
4. Nous faisons remarquer dans un premier temps que le juge sénégalais, in casu, a fait preuve de réalisme en ce qui concerne le dommage réparable.
En réalité, sans qu’il soit besoin d’analyser le caractère sérieux ou hypothétique de la finalité des offres à savoir gagner le marché, le juge sénégalais opte pour une réparabilité de la perte de chance, entendue comme la disparition « actuelle et certaine »[3] d’une éventualité favorable.
S’épargnant toute gymnastique interprétative sur la certitude de l’opportunité manquée ou encore toute recherche de l’existence ou non de la preuve de celle-ci, le juge sénégalais retient que si la perte de chance [en tant que dommage] est réelle et sérieuse, elle donne droit à réparation.
5. Cette position semble plus que justifiée en ce que l‘article 124 COCC prévoit que le dommage n’entraîne la responsabilité de son auteur que s’il porte atteinte à un droit.
Dans cette affaire, le manquement par DHL à son obligation, constitue ici la faute ayant porté atteinte au droit de SERA de se prévaloir de ses offres, donc d’une éventualité favorable.
Cette analyse faite à partir des effets du fait dommageable [le retard accusé] permet de faire la corrélation avec la notion de dommage et d’assimiler à juste titre la perte de chance comme un préjudice et donc ouvrant droit à réparation.
6. Autre précision sur la pertinence du raisonnement du juge, c’est le caractère réel et sérieux souligné à propos de la perte de chance.
Toujours dans la logique du COCC car le dommage pour être réparable doit être certain et directe.
Le raisonnement du juge sénégalais permet de réaffirmer la nécessaire distinction entre la perte de chance entendue comme un préjudice réparable et le préjudice hypothétique ou virtuel.
En effet, la définition de la perte de chance permet d’ores et déjà de lever le voile sur ses caractères. Elle est la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable.
Cette définition est reprise d’une jurisprudence française de 1975[4] dans laquelle le juge le juge français y rappelle que : l'élément de préjudice constitué par la perte d'une chance peut présenter en lui-même un caractère direct et certain chaque fois qu'est constatée la disparition, par l'effet du délit, de la probabilité d'un évènement favorable, encore que, par définition, la réalisation d'une chance ne soit jamais certaine ».
La précision est importante d’autant plus qu’elle est le point d’achoppement entre les préjudices futurs et ceux éventuels [5]. Et le juge sénégalais semble avoir été à bonne école.
[1] En droit français et de façon comparative, la perte de chance est admise en jurisprudence comme préjudice réparable dans un arrêt de 1889. Dans cette décision dont les faits sont similaires à l’arrêt de la Cour Suprême du Sénégal, la faute d’un officier ministériel ayant privé la victime de son droit de recours est constitutive d’une perte de chance réparable. Cass. req., 17 juill. 1889.
[2] Pour rappel, le législateur sénégalais a prévu plusieurs caractères que le dommage réparable doit présenter. V. les articles 125, 126 et 127 COCC.
[3] L’article 125 prévoit que « le dommage peut être actuel ou futur ». Ces caractères sont d’autant plus importants qu’ils contribuent à rendre le dommage réparable. C’est certainement dans cette logique que le juge rappelle le caractère actuel et certain de la disparition de l’éventualité favorable.
[4] Cass., Ch. Crim., du 18 mars 1975, 74-92.118, Publié au bulletin ; Crim. 6 juin 1990, n° 89-83.703 Seule peut constituer une perte de chance réparable « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » (Civ. 1re 21 nov. 2006, n° 05-15.674) dès lors que la réalisation de cet événement n'était pas simplement hypothétique (v. Civ. 1re, 4 avr. 2001, n° 98-23.157), mais réelle et sérieuse.
[5] F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, 13e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2022, p. 1049, n° 925 ; Civ. 2e, 15 sept. 2022, F-B, n° 21-13.670, obs. C. Hélaine, Dalloz Actualités, 23 septembre 2022, Toute perte de chance est réparable, bis repetita.
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