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Le renforcement de l’arsenal législatif ivoirien en matière de prix de transfert

Auteurs: Mehdi ABIDI, Avocat au Barreau de Paris et Félix TOURE, Avocat au barreau de Hauts-de-Seine.


Le droit fiscal ivoirien passe la vitesse supérieure en matière de prix de transfert.


Les prix de transfert concernent, de façon synthétique, les règles juridiques, économiques et comptables qui régissent les flux de biens et de services qui ont lieu entre les différentes entités des groupes internationaux.


En effet, eu égard au principe de pleine concurrence édicté par l’OCDE, les transactions entre les entités d’un groupe multinational doivent être réalisées comme-ci ces entités traitaient avec des sociétés tierces. Le but étant d’éviter les transferts de bénéfices vers les pays à fiscalité privilégiée.


Malheureusement, ce pan de la fiscalité internationale reste encore largement méconnu par de nombreuses administrations fiscales en Afrique. Malgré l’émergence des premiers redressements fiscaux importants sur le fondement des prix de transfert (par exemple, en 2021, au Maroc où l’administration fiscale avait effectué un redressement important ayant abouti à plus de 110 millions d’euros à l’encontre du groupe Nestlé), le contrôle des prix de transfert en est encore à ses balbutiements.


En Côte d’Ivoire, l’article 12 de l’Annexe Fiscale 2023 vient de renforcer les obligations documentaires des entreprises ivoiriennes en la matière, donnant ainsi à son administration fiscale une nouvelle base pour contrôler les prix de transfert. En effet, jusqu’à la loi de finances pour 2022, seule la « déclaration pays-par-pays », en vigueur depuis 2018, était effective dans l’arsenal fiscal ivoirien.


Alors que depuis octobre 2021 le Cadre Inclusif OCDE/G20 planche sur une évolution en deux piliers afin de résoudre les défis fiscaux lié à la numérisation de l’économie, le dispositif législatif ivoirien était famélique et ne contenait que des obligations minimales sur les prix de transfert. Pourtant, l’administration fiscale ivoirienne participe au projet Base Erosion and Profit Shifting (BEPS) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) depuis 2016.


En outre, d’autres pays membres de la Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avaient déjà intégré ces éléments dans leurs législations nationales permettant aux administrations fiscales de mener à bien des contrôles en matière de prix de transfert particulièrement poussés (par exemple, au Bénin, au Burkina Faso, au Ghana, au Nigéria, au Sénégal ou encore au Togo). Pour ce qui est de la Côte d’Ivoire, il semblerait que l’administration fiscale s’est heurtée aux limites du dispositif actuel qui ne suffisait plus pour analyser les opérations intragroupes impliquant des filiales localisées en Côte d’Ivoire.

Pour cette raison, l’Annexe Fiscale 2023 vient introduire pour les entreprises ivoiriennes effectuant des transactions intragroupes internationales une obligation de produire un fichier principal (ou Master file) et un fichier local (ou Local file).


I. Le champ d’application de l’obligation documentaire en attente de précisions


L’Annexe Fiscale 2023 prévoit que (i) les personnes morales (ii) relevant de la Direction des grandes entreprises (DGE) ou de la Direction des moyennes entreprises (DME) (iii) et qui sont sous la dépendance ou qui possèdent le contrôle d’entreprises situées hors de Côte d’Ivoire sont tenues de produire un fichier principal et un fichier local en cas de contrôle fiscal. Il convient de noter que ces documents doivent être fournis en plus de l’état des transactions internationales, obligatoire depuis plusieurs années déjà.


Ces dispositions, qui ressemblent dans une certaine mesure à celles de l’article 57 du Code général des impôts français, nécessiteront cependant d’être précisées par la doctrine administrative fiscale et par la jurisprudence administrative dans un souci de sécurité et de prévisibilité juridiques pour les entreprises ivoiriennes afin qu’elles puissent déterminer en amont ce qui est entendu par « personne morale sous la dépendance ou qui possèdent le contrôle ».


Par exemple, en France, le juge administratif est revenu à plusieurs reprises préciser le contenu de la preuve du lien de dépendance entre deux entreprises. Ainsi, la Cour administrative d’appel de Douai a estimé dans un arrêt récent que le fait, pour deux sociétés, d’être des sociétés « sœurs » détenues par des entités d’un même groupe ne suffisait pas à apporter la preuve d’un lien de dépendance (CAA Douai, 25 août 2022, n°20DA01106, SA Tropicana).


De même, concernant la dialectique de la preuve, le juge administratif ivoirien devra définir à quelle partie incombe la charge de la preuve : à l’administration fiscale, au contribuable ou encore aux deux.


A titre d’exemple, en France, sauf en cas d’avantages en nature (par exemple, des ventes non rémunérées) c’est à l’administration fiscale d’apporter la preuve qu’une entreprise française a fourni un avantage injustifié à une entreprise étrangère liée en réalisant notamment une étude économique. À charge, dans un second temps, pour l’entreprise française de prouver que cet avantage se justifiait par une contrepartie au moins équivalente à cet avantage (CE, 7 novembre 2005, n°266436, Capgemini et 16 mars 2016, n°372372, Société Amycel).


Pour rappel, une initiative conjointe du Fonds Monétaire Internationale (FMI), de l’OCDE, de l’Organisation des Nations-Unies (ONU) et de la Banque Mondiale, appelée la Plateforme Conjointe, a mis en place un guide pratique permettant la mise en œuvre des obligations documentaires à destination des pays en voie de développement. Ce guide pratique indique notamment qu’il est essentiel pour les pays de fournir des recommandations aux contribuables quant à la manière de satisfaire à la charge de la preuve.


II. Le contenu de l’obligation documentaire et la réalisation d’études de comparabilité


L’obligation documentaire ivoirienne comprend la production d’un fichier principal et d’un fichier local en cas de contrôle fiscal.


Concernant le contenu et la structuration de ces documentations de prix de transfert, l’Annexe Fiscale 2023 reprend les éléments classiques retenus par les Principes Directeurs de l’OCDE. Par exemple, le fichier principal doit notamment contenir une description du groupe, une description de la chaîne d’approvisionnement, une liste des principaux accords intragroupes ou encore une liste des principaux actifs incorporels. Quant au fichier local, il doit notamment comporter une description de l’entreprise ivoirienne, une description des principales transactions intragroupes dans lesquelles elle est impliquée ou encore une analyse fonctionnelle.


Le cœur du fichier local consiste cependant dans l’analyse des transactions intragroupes au regard du principe de pleine concurrence. À ce titre, les entreprises ivoiriennes devront déclarer les politiques de prix de transfert appliquées dans le cadre de leurs transactions intragroupes ainsi que les méthodes utilisées pour justifier ces politiques. Pour ce faire, elles devront inclure des analyses économiques et notamment des études de comparabilité (ou « benchmarks ») pour justifier que leurs prix de transfert sont comparables aux prix pratiqués entre entreprises indépendantes.


Afin de mener à bien ces benchmarks, il convient, en pratique, d’utiliser des données financières d’entreprises comparables (en termes d’activité, de taille ou encore de localisation géographique). Rien de fondamentalement différent à ce que prévoient les Principes Directeurs de l’OCDE jusqu’ici. C’est précisément ici que le bât blesse : les entreprises ivoiriennes, comme les entreprises de nombreux autres pays africains, se heurteront à la faiblesse voire à l’absence de données financières sur les entreprises potentiellement comparables dans la zone africaine. Elles devront donc recourir à des recherches de comparables sur d’autres zones géographiques. Quid de la pertinence des analyses de comparabilité réalisée par les entreprises ivoiriennes dans ce cas ?


Dans ce contexte, la Plateforme Conjointe propose des solutions pratiques aux pays faisant face à cette difficulté. Par exemple, elle prévoit la possibilité de réaliser des ajustements dits de « risque pays » permettant de prendre en compte, dans une certaine mesure, les différences liées au risque de crédit entre le pays de l’entreprise objet de l’analyse de comparabilité et le pays des entreprises « comparables » dont les données financières sont utilisées. Dans le cas d’une analyse de comparabilité portant sur les prix de transfert d’une entreprise ivoirienne à partir de données financières d’entreprises « comparables » françaises, cela se traduirait par l’application d’une « prime de risque pays » sur les prix de transfert perçus par l’entreprise ivoirienne. Mais ces correctifs ne sont pas toujours évidents et, comme le souligne le guide pratique, ils peuvent eux-mêmes conduire à d’autres difficultés encore plus importantes.


Il en résulte que le développement du contrôle des prix de transfert sur le continent africain supposera nécessairement celui des bases de données financières africaines.

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